L'AUTRE DANSE
Cette recherche a valeur d'étude en cours, en ce sens qu'elle peut être modifiée, interpelée, augmentée ou corrigée. Elle trouve naturellement sa place dans ce blog d'informations sur les Trek Danse, comme un accompagnement théorique aux expériences humaines et artistiques que propose cette pratique. Sa rédaction parallèle ne prétend pas être instruite par tous les champs de pensée abordés, d'autant qu'elle sera - je l'espère - suffisamment plurielle pour permettre à cette "Autre danse" de sortir du seul phénomène culturel. Elle est donc principalement renseignée par des observations et des lectures faites lors de stages et de laboratoires. Le Trek Danse n'est pas directement cette "Autre danse" mais il en fait parti au même titre que toutes les danses, tous les mouvements conscients et composés, toutes les improvisations, les performances, les expressions physiques qui cherchent, ou ont cherché, à créer d'autres relations que celles consignées au seul spectacle de représentation. Il pourrait tout autant s'agir d'une "Out Danse" que d'une danse interne, d'une danse sociale ou d'un espace dansé.
Introduction à l'Indianité
Il n'y a lieu de s'offusquer de l'intérêt systématique que provoquent les restes d'une culture ancienne, de coutumes tribales, de parure et de rite. Mais s'il est une manie plus suspecte, elle serait de discréditer tous les pans ethniques d'une société disparue sous peine qu'elle ne fut pas assez résistante, qu'elle eut été, soit dépossédée de sa vie et de ses vivants, soit qu'elle fut mal interprétée par des explorateurs, des ethnologues farfelus ou par des artistes aux goûts exotiques... L'injure irrattrapable faite aux peuples premiers, aux amérindiens et à tous les groupes construits sur une relation intime avec leur milieu naturel, n'est pas du fait de l'étranger curieux de son voisin, ni même celui du touriste en voyage d'agrément, mais bien celui de décisions conquérantes, d'avidités et de jalousies en matières premières. Le sol, l'or, l'argent, le fer, le diamant, le charbon, le sel, le caoutchouc, le pavot, le tabac, le pétrole, le gaz, l'eau ont été, et sont encore les motifs d'extermination de cultures liées à leur éco-système. Il sera donc risqué de se lancer dans toute critique faite à la passion que peut susciter l'Indianité, en passant outre ces politiques de colonisation passées et contemporaines. Comme la Négritude d'Aimé Césaire ou la Créolisation d'Edouard Glissant, l'Indianité fait écho à l'Indigénisme, mouvance anti-coloniale, qui plante ses semences anarchistes dès le début du XXème siècle en Amérique latine et en Amérique du Sud. L'indianité pourrait ainsi faire suite aux cris les plus déchirants du patrimoine humain et y répondre par un déroutant, un magnanime appel au métissage, subi puis dépassé, afin de trouver ailleurs de nouvelles racines pour notre espèce.
Or de nombreuses manifestations de l'Indianité jaillissent, de part et d'autres, en réaction ou dans l'indifférence de la société consumériste, du pouvoir médiatique, du capitalisme financier, et de l'organe politique qu'il a finalement réussi à soumettre. Les apparitions de ces croisements singuliers sont parcellaires et ne cherchent pas à se faire connaître. Leurs signes sont cependant visibles et multiples, dans l'histoire récente de la mode par exemple : crêtes iroquoises du mouvement punk, plumes et foulard sur la chevelure hippie, tatouage totémique, piercing, autant dire dans de nombreux imports corporelo-esthétiques. Comment faire alors la différence entre l'apport philosophique indigéniste et l'emprunt de sa cosmétique, l'achat de sa pharmacopée, la copie ou le détournement de ses modes vestimentaires ? Il n'y a qu'à juger des faits. Les contre-cultures ont fait avancer l'inertie propre à la démocratie occidentale, arrogante et persuadée de sa légitimité humaniste depuis un siècle. L'activisme gay, queer, LGBT, féministe et artistique permet l'émergence de lois plus ouvertes. Ces néo belles familles, persécutées et ostracisées depuis des milliers d'années, savent de quoi elles parlent et ont su par conséquent faire progresser les questions d'égalité, de genre et de minorité, celles seules qui permettent de penser et de tisser un corps social. Aussi plusieurs communautés, parfois nourris de ce combat, de son idéal et de sa connaissance, décident de redevenir nomades, par bateau, en camion, à pied, à cheval, en roulotte... Contre tout sens de l'histoire qui désigne le peuple nomade - en relation aux saisons, à la musique, à l'adaptation - comme la perpétuelle victime de l'autorité et de la dictature, de nombreuses personnes vont choisir, seuls ou en familles, la route des tziganes et des vagabonds. J'irai un peu vite si je comparais ce phénomène à une réparation de l'histoire, ou à un acte défaitiste, voire masochiste. En revanche, je ne peux m'empêcher de dessiner, en marge, les futurs mouvements démographiques en rapport avec les migrations des hominines de l'âge paléolithique, obligés de trouver les moyens de leur survie. Que cherchent ces néo-nomades s'ils se déplacent ? De quelle survie s'agit-il lorsqu'au même moment, des réfugiés se noient ou meurent de faim dans leur déplacement ? Je peux penser, qu'à la différence du désespoir qui anime ceux qui fuient leur pays dans la débâcle, ils ne cherchent pas refuge. S'ils souffrent c'est d'une préoccupation interne, d'une survie mentale. Désirent-ils la disparition par le mouvement, l'anonymat hors d'une mappemonde cartographiée et numérotée en temps réel. Ils savent, qu'en échange du risque de misère, de marginalisation et de non-droit, ils pourraient flâner et jouir d'espaces vécus et traversés. Cueilleurs-euses, grapilleurs-euses, hobos, saisonniers-ières, woofers* et troqueurs-euses suivent une économie différente, celle de la correspondance de leurs besoins à leurs nécessités, propres aux habitudes les plus traditionnelles des sociétés nomades. Nul lieu de spéculer et d'entasser car l'argent ne signifie rien d'autre que sa qualité métallique. Autrement dit, l'effort de travail ne se conçoit qu'en fonction de son désir de liberté et d'occupation de cette liberté, par le troc ou l'échange. Il n'y a de triche à cet aller-retour et il est à noter que cet équilibre soit rendu possible tant que nos désirs ne sont pas principalement occupés par la propriété ou la matière.
Peintures rupestres, Grotte Chauvet - 35 000 BP
La relation à l'environnement terrestre qui prédomine dans certaines cultures indigènes et la connaissance acquise par le travail d'adaptation à celui-ci, ne semblent se manifester ni par aucun goût de l'exploitation, ni celui d'un quelconque rendement. Ce qui a eu, et ce qui a encore, pour effet certain la disponibilité et la gratuité d'un savoir pratique accumulé. Si les seuls efforts d'imagination et de construction mythologique appliqué aux origines de la création peuvent, quant à elles, laisser entrevoir le désir d'une possession par la pensée, pourrait-on les ramener à la création du langage par la volonté de nommer, et, en nommant, de transmettre pour survivre. Dans ces multiples et sempiternelles tentatives du langage apposé à la matière pour mieux la saisir, subsistent les accidents, les essais gutturaux, linguaux et labiaux. Ce processus verbal d'attribution du monde et de ses mystères originels, qui a commencé il y a 3 millions d'années, inspire au philologue et au linguiste la source des activités poétiques propre à l'homme. Tradition orale, invocations, dialogues et chants avec les esprits seraient alors les réitérations, les complexifications sémantiques et cosmogoniques des premiers sons de l'homme pour s'expliquer aux autres et à lui-même les raisons de sa présence, pour inventer des réponses à ses peurs. Nous voilà rendus à une explication à posteriori, distante dans le temps, sinon interprétative quant au faible pourcentage d'ethnies rescapées. On ne peine, en suivant ce raisonnement, à identifier le commun naïf du peuple indigène et les tribus de la préhistoire. On peut associer motifs et parures corporelles, graphies rupestres, danses d'intimidation et de séduction... mais il ne faudrait pas oublier l'ordre dans lequel la comparaison s'est faite et certaines conséquences inédites qui ont accompagné les pires interprétations de la sélection naturelle. En effet, si on utilise cette comparaison entre l'indigène et l'homo sapiens, elle s'est appuyé sur la rencontre de peuples qui ont choisi un rapport sacré à la nature et à la mémoire du temps, celle-ci rapportée par des voyageurs, ethnologues et anthropologues occidentaux. Il s'agit donc de déductions entre le vivant et les restes d'un passé vu par les tenants de la modernité et de la civilisation écrite. Aussi l'aspect obscurantiste de ces comparaisons nous rappelle à l'emprunt très singulier des théories de Darwin, au bout desquelles, travesties, se trouve l'homme noir qualifié de primate, l'indien de sauvage, le gitan de voleur. On sait aujourd'hui que le darwinisme social fut non seulement le moyen de se voiler la face sur une découverte téméraire et émancipatrice (telles les principes de réalité sur nos liens avec la terre et l'animalité), ainsi que le prétexte théorique à justifier l'esclavage, à mettre en place les génocides nazis ou à reféconder le racisme dans plusieurs politiques européennes actuelles. On ne peut donc soutenir un engouement, une attirance vers l'indianité comme la volonté d'un retour en arrière ou le quelconque motif d'un repli réactionnaire. Il n'y a, dans l'idée d'indianité, ni dans celui de la créolisation, le refus du temps présent et de son avenir, mais un lien particulier à l'histoire. Nul effacement des biens et des valeurs de la communauté, nul effacement des crimes perpétrés à son encontre mais continuité et dépassement, entretien et renouvellement d'outils traditionnels et spirituels. La peinture, la danse et la poésie sont parmi les premières activités du vivant qui peuvent nous aider à penser ce lien anthropologique délicat à définir.
Lorsque Octavio Paz évoque la forme du rite, c'est à la suite de l'explication du rythme, en perspective d'une histoire de la poésie. "La succession de coups et de pauses révèle une certaine intentionnalité, quelque chose comme une direction. Le rythme provoque une expectative, une sorte de suspens. S'il s'interrompt, nous ressentons un choc. Quelque chose s'est brisée. S'il se poursuit, nous espérons quelque chose que nous ne parvenons pas à nommer. Le rythme engendre en nous une disposition d'âme qui ne pourra s'apaiser que lorsque ce "quelque chose" surviendra? Il nous situe dans l'attente. (...) le rythme n'est pas exclusivement une mesure vide de contenu, mais une direction, un sens. Le rythme n'est pas mesure, mais temps originel. La mesure n'est pas le temps, mais une façon de le calculer." Aussi "Le temps n'est pas hors de nous, ni quelque chose qui passe devant nos yeux comme les aiguilles de la montre : nous-mêmes sommes le temps et ce ne sont pas les années qui passent, mais nous."
" La relation entre rythme et parole poétique n'est pas différente de celle qui existe entre danse et rythme musicale : on ne peut pas dire que le rythme soit la représentation de la danse; ni que la danse soit la traduction corporelle du rythme. Toutes les danses sont rythmes; tous les rythmes, danses. La danse est déjà dans le rythme, et inversement. Rituels et récits mythiques montrent qu'il est impossible de dissocier le rythme de son sens. Le rythme fut un procédé magique à finalité immédiate : marquer "la fin d'un temps ou le commencement d'un autre", mais il s'agit aussi, comme on peut être tenté de le comparer, d'un processus algorithmique de résolution. Il existe donc tant de combinaisons, appartenant chacune à une phrase saisie dans son entier ou prise dans un fragment singulier, que d'étoiles et de cosmos possibles. Le sens de ces phrases, qu'elles soient considérées dans un but ou dans leur infinies, relève toujours d'une direction. La danse, la musique et la poésie ont su appréhender, très tôt dans l'histoire de l'humanité, cet état de conscience modifié, ce dépassement du temps par la capacité à se mouvoir en dehors de cette obligation. Se déplaçant grâce à des rêves éveillés et des transes, l'homme avait déjà le pouvoir de deviner par la logique instinctive et déductive de formules algébriques l'avènement de son futur et les causes antécédentes de son présent.
Le lion ayant faim se jette sur l’antilope, Henri Rousseau - 1905
L'explication de rites anciens, devenus mystérieux avec le temps, est abordée aujourd'hui par les sciences humaines et ramenée à la surface sous une lumière plus électrique et rassurante, comme des objets explicables par nos outils d'analyse. Elle est cependant souvent sujette à controverse quand ce qui semble une découverte de la science n'est qu'une reformulation d'un savoir bien plus antique. Il serait malhonnête pour autant de nier les bienfaits innombrables de nouvelles techniques et tout autant absurde de se priver de leur perfectionnement. Mais il n'y a peut-être aucun conflit nécessaire entre ces transmissions traditionnelles (voire ésotériques) de connaissances thérapeutiques ou divinatoires et certains progrès d'observation sur les fonctions cervicales. Il s'agirait plutôt de rencontres, de confirmations ou de parenthèses philosophiques essentielles, comme la certitude que ce que nous percevons du monde n'est pas le monde mais un modèle du monde (2) et que le cerveau ne produit que des interprétations de la réalité. De fait, les filtres d'entendement et de réflexion que notre cerveau activent, sont tenus par une sorte d'homéostasie bienfaitrice auquel nous pouvons rendre hommage pour sa subtilité et sa délicatesse, offrant, grâce à nos perceptions, sentiments et émotions. Le libre-arbitre peut naître de la conscience de cette première condition à caractère magique : le réel n'est pas un terrain sûr. Il est sans doute encore plus différent de ce qu'il donne à voir et de ce que l'histoire de l'humanité a pu en témoigner. Il peut-être habité d'un chaos spirituel en dialogue, d'une mathématique de la prédestination ou du hasard le plus entropique, rien ne permet pour l'instant de clore le chapitre des connaissances et tout semble au contraire ouvrir à celui d'explorations artistiques et scientifiques combinées, de redéfinitions écologiques et sociales. La danse pourrait se révéler ici un outil inattendu, jusque là ignoré ou relégué au divertissement aristocratique, à la célébration physique et au défoulement festif. L'évolution de la danse et ses fréquentes combinaisons avec la biologie, la technologie, le sport, la thérapie, la politique, la spiritualité, les arts martiaux, le folklore, la psychologie (...) ne serait-elle pas en train de favoriser ses nombreux praticiens et amateurs à devenir les cobayes profonds d'une conscience planétaire reliée par ses occupants ?
Si l'homme s'est séparé des dieux et des déesses, c'est qu'il a auparavant quitté la nature, qui lui servait d'un immense livre ouvert, généreux mais dangereux et vorace. L'homme a mis du temps à s'y représenter tant sa vie y était soumise et dépendante. La représentation de nos égos et de leur caractère n'est pourtant pas récente. L'art rupestre, les graffitis et les sculptures préhistoriques nous laissent deviner certaines identités mais bien souvent celles-ci sont prises dans l'architecture plus globale de forces inter-dépendantes dans laquelle l'homme et ses attributs (sexe, armes, outils) occupe une place minime (3) parmi d'autres, animales, comptables et magiques. L'épopée, la mythologie et la tragédie ont recours à des figures humaines pour incarner ce lien au monde, mystérieux, indomptable, auquel il est recommandé de présenter sacrifices et offrandes. L'homme y est un chantre, un aventurier, un objet du destin. Autour de lui, les puissances élémentaires présents dans le champ cosmique rencontrent des allégories terriennes sous forme de démons ou d'énergies. Ainsi a-t-on pu nommer leurs apparitions et leurs manifestations par des lieux "chargés", les rivières tels des dragons, les vents tels les transport de fantômes (les feux spirites, les pierres de fécondité...) pour en recueillir les bienfaits et en subir les tempéraments. La race humaine est soumise aux désidératas des dieux, aux élections d'une théocratie et à ses propres pulsions mais sa mémoire et le travail de ses expériences l'émancipent et individualisent ses communautés, séparent et complexifient ses traditions. Aussi l'art et l'artisanat font oeuvre de distanciation et de traduction de sa multiplicité. La science accompagne et accroît la responsabilité de ses actions. Des périodes orientales et occidentales, propices à la pensée et aux rencontres, telles la Grèce antique, le Moyen Âge Al-Andalous ou la Renaissance (pour celles qui me sont connues dans cette partie du globe) lui amènent, avec philosophie, perspective et jugement critique, les outils de la raison et la possibilité de se représenter en tant qu'individu et de penser sa société. Cet avènement de la dissociation de sa personne avec le monde et ses entités est une révolution intellectuelle, comme pourrait l'être une période adolescente par rapport à son enfance. Car qu'est-ce qu'à peine vingt cinq siècles au regard des 70 000 ans qui ont vu l'apparition des homininés ? La période européenne romantique pourrait apparaître comme une forme de crise aigüe, suite à cette longue prise de conscience. Affirmer le moi, le primat de ses sentiments, se révolter contre ses maîtres, défendre ses rêves, certes, mais à y regarder de plus près, c'est accepter sa mort, sa solitude, la fin de toutes ces illusions et de tout ce destin, qui font enfin considérer ses choix, et choisir sa liberté, et qui font revenir à son contenu tragique, comme un éternel retour aux questions les plus antiques de sa création. Si il n'y a rien, ni personne, qu'est-ce qui préexiste à l'origine de la vie ? Rien, rien ? D’où la l'amertume, la mélancolie ou la colère, émanant du romantisme, d’être revenu au point de départ, sans que la pensée humaine ait à priori avancé d’un seul pas.
Moins d'un siècle plus tard, toujours en Europe, le symbolisme empreint d'inquiétudes et de métaphysiques, fait entendre son chant dissonant. Dieux, démons, entités oubliés et actes magiques resurgissent dans des peintures assombries et des poèmes cryptés. Les religions y sont fantasmes, ténèbres et sujets oniriques, les mythologies, des prétextes à l'érotisme (savoir étouffé, refoulé) et aux questions multiculturelles de nos origines. L'art, fidèle miroir déformant de nos époques, réagit déjà violemment à la modernité palpable et en appelle aux arcanes de l'inconscient, à nos liens avec l'inconnu et le mystère. Alors que tout un courant de pensée, cherche avec combat et raison, la possibilité d'un vivre ensemble, l'égalité des droits et l'éducation publique, l'esprit humain continue de développer un dialogue hermétique, presque abstrait, tout aussi passionnant, et dont l'expérience artistique souvent se charge et se fait l'éclaireur ou le cobaye. Aujourd'hui, une conscience globale se fait peu à peu entendre, suite aux mouvements de décolonisation, à sa prise en charge et en écrit par les représentant-es des peuples et des cultures offensés, réagissant à tous les ouvrages croisés d'anthropologie et à la considération d'un patrimoine immense et indépendant, issus d'Afrique, d'Océanie, d'Amérique du Sud, d'Inde et d'Asie. Certes la pensée blanche a réussi à s'émanciper de systèmes religieux par trop doctes, et on peut bien lui reconnaître quelques siècles de lumières, mais on peut maintenant constater les limites de son règne, confondues par son ostracisme et son ingérence mondiale. La grande adolescente romantique et symboliste qu'elle a été, laisse place aux territoires de créations dont elle n'est plus la tête. L'a-t-elle été d'ailleurs ? Sa religion monothéiste et majoritaire qu'elle n'a pas réussi entièrement à dompter, a effacé sur son propre sol tous les savoirs chamaniques indo-européens, qui se sont retrouvés partiellement protégés par des mouvements gnostiques, sectes ou polythéismes résistants, dont les plus âpres défenseurs étaient des insoumis (des ermites, des alchimistes, des nomades et des persécutés). Ils avaient un savoir empirique, se servant d'un réservoir commun aux indigènes, aux natifs américaines et, semble-t-il, aux premiers hommes : la relation animale, les pratiques visionnaires, la connaissance des plantes et des astres, l'observation des cycles de la nature. Ce que ces chercheurs et ces résistants ont en commun avec la danse, et avec toutes les premières expressions sensibles que sont le dessin, la sculpture, le conte, le chant et la musique, se loge dans une passion indéfinissable pour ce qu'on nomme la beauté, sorte de capacité d'admiration renouvelée, sentiment de de curiosité insatiable pour tout ce que la nature nous laisse explorer. La fonction contemplative et créative qui rassemble à posteriori ces solitaires et ces communautés a fécondé la science et l'histoire de la pensée humaine. Et si l'art, devenu moderne, et ses avant-gardes, influencées par l'accélération technologique du monde et consternées par sa destruction massive, nous ont permis de vivre une révolte salutaire contre l'obéissance conservatrice et pyramidale de l'artisanat, ils n'en ont pas moins appelé, à leur rescousse et de leur voeux, les savoirs oubliés, lointains ou exterminés. Cette même fonction a toujours su maintenir, par sa fidélité et sa solidarité à travers les âges, l'empreinte nue de l'histoire, nous offrant encore à découvrir des outils, à déchiffrer des partitions, réinitialisant les contours du passé comme les réserves d'un futur inconnu.
Baleine Bleue, Dalle de Vitlycke, Bohuslän - Suède / Photo - Magali Triano
LA TRANSE
Préparation à la transe
La préparation à la transe exige de la part de ses prétendants de présenter son caractère pour pouvoir danser avec un daïmon. La danse dessine le corps qui l'interprète et exige en contre-partie une singularité pour l'animer. Les danseurs peuvent aiment à se parer, à marquer de traits, à vêtir ou travestir leur véhicule biologique. Les motifs comme des hexagrammes de leur tissu cellulaires peuvent être décodés, rentrer plus facilement en dialogue avec les esprits attentifs, fussent-ils membres d'un public. L'utilisation de plumes, de fourrures, de plantes, d'écorces, d'argiles, de pierres fait appel à la capacité d'intercession du monde élémentaire. La variété des résidus de puissance vitale, contenue dans ces apprêts végétaux, minéraux et animaux, font office de charmes, de parfums, parfois d'aliments ou de boissons hyperactives, participant à la mise en condition d'acteurs visibles et invisibles. Les jeunes femmes, les jeunes hommes, qui ont parfois enduré l'épreuve de la scarification, du piercing, du tatouage ou de l'entraînement physique rituel, s'émancipent dans une fête où danses et chants amènent à l'extase. Recevoir de cette douleur, symbolique ou vécue, une expérience unique, l'interpréter et la dépasser, renforcent la capacité de résistance aux dangers de son environnement comme une réponse de prémunition à la sélection naturelle. La danse de ces initiations suit une partition élémentaire, présentant le jeune humain aux forces telluriques et aux puissances célestes. Il danse sur les traces chorégraphiées de son origine, en interprétant les mythes fondateurs de sa communauté et en rejouant les scénario primitifs jusqu'au lâcher-prise ou jusqu'à la possession de son organisme et de son intellect. Nancy Midol, docteur en psychologie sociale et anthropologue, auteur d'ouvrages sur la transe, les sports de l'extrême et la danse, rapporte ce témoignage, après avoir questionné Tina de Souza : "Elle m'a parlé de mythologie de l'Umbada qui mentionne l'origine de l'univers, à travers une concentration de lumière si dense qu'elle explosa en donnant l'expansion de la matière, de l'espace et de la conscience. Selon sa théorie, l'être humain garderait en lui cette mémoire des origines cosmiques. De fait, chacun a sa propre vibration énergétique ou "lumière" et peut entrer en synchronie avec les vibrations des éléments feu, terre, eau, air, lumière. [...] La transe apparaît quand la fréquence vibratoire d'un/une orixà (4) peut entrer en connexion ou en résonnance avec la vibration verticale d'une personne qui danse. L'orixà emprunte un corps pour danser, exprimant son "style" à travers sa vibration, son rythme, son intensité et ses mouvements caractéristiques qui sont sa signature." Cette réponse, qui prétend à un acte
radical et ambitieux, a tout pour créer le doute sur son authenticité. Elle pourrait renvoyer au miracle et au
mystère de la foi, dont l’expérience incrédule de St Thomas est devenu, à la
suite d’une preuve magique, l’un des paradoxes de conversion les plus connus. Pourtant ce
témoignage de Tina de Souza est très éloigné - si ce n’est opposé - de la
question religieuse et de la profession de foi. L’expérience, dont elle témoigne,
soumet l’hypothèse que le corps garde en mémoire l’origine de l’univers et
qu’il pourrait la réactiver. À cela rien d’extérieur et d’invisible, mais tout
d’organique, d’interne, de cellulaire, par des générations de modifications
chimiques et, au bout, le continuum accéléré d’une danse. Peut-être que le
mouvement est ici une clé d’entrée, sachant que notre homéostasie terrienne, notre environnement d’apparence
stable, est dû en partie à un vertigineux ballet cosmique. En effet notre
planète tourne à plus de 100 000 km/h
autour du soleil, qui, situé sur l’un des bras de notre galaxie, tourne
lui-même dans l’espace à la vitesse d’1 million de km/h, l’ensemble se
dirigeant deux fois plus vite encore vers cette région de l’espace que l’on
appelle, non sans humour « grand attracteur » (5). Mais comment
donc se mettre en état de recevoir cette information venue d’il y a 14
milliards d’années (datation la plus récente du big bang) ? Quelles sont les
conditions optimales pour un prétendant à la transe ? Contrairement à toute une littérature ésotérique, je ne pense que cela soit réservé
aux seuls initiés, qui, eux, auraient su se comprendre et se contrôler. Cet état peut
très bien advenir, par accident ou par un chemin détourné, à des personnes
malades, voire malfaisantes et c’est bien là que la transe sort de nombreuses
voies tracées. Même si beaucoup de secteurs de la thérapie et de la religion
empruntent quelques unes de ses techniques (par la respiration, par des
plantes, par le son et par le mouvement), et même s’il est conseillé d’être
bien accompagné (nous y reviendrons plus tard), l’état de transe reste l’enseignant principal et, son
enseignement est plutôt unique, correspondant à celui qui vient à lui. Le corps
du prétendant, quelconque et entier, y est pris en otage et le corps possédé, dont
Michel Foucault parle dans Le corps,
lieu d’utopie, n’est jamais entrain de fuir, même s’il
interprète des forces invisibles, ou qu’il en appelle à la puissance des dieux.
« Mon corps en fait, il est toujours
ailleurs. Il est lié à tous les ailleurs du monde et, à vrai dire, il est
ailleurs que dans le monde car c’est autour de lui que les choses sont
disposés. C’est par rapport à lui, comme par rapport à un souverain, qu’il y a
un dessus, un dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche,
un lointain. Le corps, il est le point zéro du monde, là où les chemins et les
espaces viennent se croiser. Le corps, il n’est nulle part. Il est au cœur du
monde ce petit noyau utopique, à partir duquel je rêve, je parle, j’avance,
j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le
pouvoir indéfini des utopies que j’imagine. Mon corps, il est comme la cité du
soleil, il n’a pas de lieu mais c’est de lui que rayonne tous les lieux
possibles réels ou utopiques. » Et pour conclure cet enregistrement qui a
démontré que l’anatomie du corps était elle-même le modèle des utopies passées
(les génies, les fées, l’âme et les géants), il nous explique comment le cadavre
et le miroir ont été les déclencheurs progressifs de notre conscience physique
(poids et contour clôt, lieu et espace assigné) et enfin comment l’amour « apaise l’utopie de votre corps. Il la
fait taire. Il la calme. Il l’enferme comme dans une boîte. Il la clôt et il la
scelle. C’est pourquoi il est si proche parent de l’illusion du miroir et de la
menace de la mort. Et si malgré ces deux figures périlleuses qui l’entourent,
on aime tant faire l’amour, c’est parce que dans l’amour, le corps est ici. »
Ne pourrait-on humblement ajouter que la transe ait eu une fonction corollaire
? Forcer son corps à l’abandon net de sa réflexion (de sa représentation
intelligente et fantasmée du monde), mettre la conscience hors d’état de nuire,
de nuire au réel extraordinaire et terrifiant de notre mémoire cellulaire, de
nuire à l’identification cosmique de notre constitution physiologique, nous
introduirait, à l’état vécu et tant convoité par la philo-sophia, même pour un
instant. La transe s’expose ici comme un exercice de principe du réel ; et
sur le long cours, comme une pratique d’intégration équanime et écologique aux
autres éléments de l’univers. En somme, rentrer dans une période adulte de
l’humanité et s’y résoudre.
Mourir à soi
La transe a
connu de nombreuses condamnations et de nombreuses appellations, se travestissant
face à ses inquisiteurs, pour qu’on ne puisse l’identifier directement. Elle a
ainsi traversée les âges, empruntant les traits du carnaval, de l’exorcisme, du
mesmérisme, et même de certains sports de l’extrême... (cf L’écologie
des Transes - Démiurgie dans les sports et la danse. Nancy Midol) On comprend pourquoi ces recherches
d’états altérés de conscience font autant redouter les pouvoirs publics. Non
seulement, il est rarement possible de les définir, de les rassembler et donc
de les contrôler, mais elles prônent de surcroît une désorganisation des sens
et nécessitent l’exclusion de toute hiérarchie. Enfin, la transe aborde de manière libertaire des domaines que les religions ont entièrement
privatisées, telles que la morale, la sexualité ou la mort. Or la mort est un
fondement indissociable de l’état de transe. Si elle a encore pour certaines
sociétés une valeur symbolique importante lors d’intronisations ou lors de
rites de passages, elle est la condition obligée à l’entrée en transe, et c’est
en cela, qu’elle est souvent prohibée et régulièrement inquiétée par la justice.
La communauté secrète, l’amoralité, la sexualité débridée, l’expérimentation de
la mort, admettons qu’il y a là tous les ingrédients de la dérive sectaire. Les institutions privées qui ont envahi la sphère publique, telles les banques
et les multinationales ne pourraient-elles pas être aujourd’hui la cible légitime de
mêmes suspicions ? Ici, le prétendant à la transe doit savoir qu’il prendra
le risque de ne pas revenir, ou fort heureusement et plus souvent, qu’il ne
reviendra pas le même, à condition que la transe se saisisse de lui. Le contrat
est avancé et son choix doit être mû par une motivation toute personnelle,
n’engageant que sa propre responsabilité. À n’importe quel moment, il peut
revenir sur ses pas, quitter le processus en cours. La liberté est donc l’autre
socle indéfectible de cette expérience d’émancipation, totale et certaine. Son objet n'est pas de rencontrer la mort, ni de dialoguer avec elle. La mort ne nous dit rien. Elle fait taire la parole. Elle clôt notre existence. Se faisant seul, abandonnant cette pelure qui nous couvre, elle comprime ce qui fait notre vie en la disloquant dans le souvenir ou plus tristement l'oubli. L'unicité de la conscience, ressenti par tout un chacun durant sa propre vie, disparaît et se répartit en se singularisant dans le souvenir des autres et dans les choses qu'il a laissé. Il tient à chaque vivant de vivre avec ses morts, de cheminer avec eux. Les pratiques chamaniques de la transe utilisent la présence des morts. S'il est vrai que l'esprit du vivant est constitué d'une foule de génomes, on peut présupposer que, d'une certaine déconnexion, puisse surgir des traces passées, qu'elle puissent être décodées et utilisées par un médium aguerri. Il ne s'agit pas d'octroyer le droit de vie et de mort sur le prétendant à la transe, mais de lui offrir l'expérience d'une dissociation corporelle telle qu'elle peut donner l'impression de se quitter et de se déconnecter de ses fonctions vitales.
Dans la transe, ce n'est donc pas la mort qui intervient directement mais l'intégration physique de sa loi. C'est la conscience incarnée de la faillabilité, de la légèreté de notre mécanique en un diagnostique très précis de son propre rythme, et par ailleurs d'une toute autre dimension du temps, englobant une constante génération de formes. Le participant devient son propre patient lorsqu'il est saisi par la transe. Son corps est sollicité par des diètes, des vomissements, des épilepsies, des danses, des glossolalies, des crises émotionnelles allant du rire aux larmes, ou inversement. Il est secoué par la sollicitation continue de la vision de ses fonctions cellulaires et de leur relation avec des atomes extérieurs à ses visions. Ces atomes prennent la forme d'entités différentes avec lesquelles il peut entretenir un dialogue ou interagir avec elles. Une majeure partie de l'enseignement demeure crypté car il est seul compris par son initié ou ses interlocuteurs. Il en va ainsi pour le mourant qui se retire du monde, avec la vision et la perception qu'il en a eu. C'est aussi pour cela que tant de sociétés religieuses offrent leur attention aux morts et aux dieux par des objets et des coupoles, un réceptacle de pensées et de méditations pour les récents et les anciens, pour les proches et les lointains. Les offrandes sont là pour offrir à manger et à respirer aux morts. L'alcool pour bénir, le parfum vaporisé par la bouche et le chant du maître de cérémonie offre accès à la production de ses propres visions, les contrôle en excitant des scènes de théâtre psychique ou en ramenant les voyageurs par des berceuses. Toute transe connaît sa descente mais aucune sincère avec soi-même ne connaît de psychodrame car le voyage est gobale, immense et minuscule. Il n'y aucune possibilité d'en échapper, on y apprend à perdre tous les repères spatio-temporelles et à faire exploser toutes les frontières de la perception. Le prétendant doit accepter de défaire toute connaissance, tout repère, toute force, toute énergie, tout intellect, toute construction mentale qui lui permet de naviguer normalement et quotidiennement dans le réel construit par les successions de consciences humaines.
Ce "mourir à soi" est aussi reconnaître sa participation à la vie. Redonner son corps au sol comme nourriture et fertilisant, prendre en compte la chaîne qui nous a uni et qui maintenant nous délie. Savoir que ce qui nous tenait compact et maintenu dans notre corps relève d'une force dont nous ne sommes pas maîtres. Que l'humain est un projet de modification, étrange ramure parmi les autres. Son conglomérat de cellules, mourantes et vivantes, est une configuration bien plus poreuse et plus aérée que la pierre ou le bois. L'union des matières minérales est plus ramassée, plus intense. Celle du bois plus charnue et plus robuste. La nôtre, si douce, si fragile, fait passer plus d'espace. Nos pores, larges creusées, s'ouvrent et se rétractent, laissant les vibrations et le liquide traverser l'interface de notre peau. Nous gardons, de cette création finalement assez récente, comparativement à toutes les espèces qui ont peuplé la terre, une subtile immaturité, la peau glabre telle que sur le batracien Axolotl (6), pris par Giorgio Agamben ou René Daumal comme une métaphore de notre actuelle incapacité néoténique à devenir adulte. Suite à nos ancêtres les grands singes des arbres, nous avons fait ce choix singulier, tout en privilégiant confort et sécurité, de préserver cette aptitude délicate à la fragilité. Puis nous avons obtenu comme renfort et protection, pour nous adapter à un environnement plat, une position sur deux pieds. Aujourd'hui "nous nous tenons debout - après un peu de pratique - sur un bateau qui tangue parce que nous possédons une série de cellules nerveuses sensorielles, enfouies dans nos muscles, sous notre peau et dans nos articulations. La fonction de ces capteurs consistent à dispenser au cerveau un flux constant d'informations relatives aux mouvements et à la position dans l'espace des diverses parties de notre corps, ainsi que les forces environnementales agissant sur celles-ci. Nous disposons en outre d'une paire d'organes d'équilibre associées aux oreilles qui oeuvrent comme des niveaux à eau, chacun ayant une bulle se déplaçant dans un milieu fluide pour enregistrer toute modification de position de la tête; nous avons enfin nos yeux pour observer l'horizon et nous renseigner sur le type de relation que nous nous entretenons avec lui. Toutes ces informations sont traitées par le cerveau, en général à un niveau inconscient, et sont aussitôt comparées à la position que nous adoptons consciemment."(7)
La transe est un des outils d'exploration qui nous permet de traverser les portes de ces perceptions, de "préhendre" ce qui est inné, de vivre, de danser et de jouer ces transferts, de l'infiniment petit à l'infiniment grand, et ceci plus rapidement encore que par la pensée. La danse, comme acte gratuit et abstrait, est comme l'activité inverse de la mort. L'essence vitale y est la plus manifeste. Le mouvement s'oppose à l'inertie de la chose morte. Ce face à face, ce combat devient victoire et célébration parce qu'elle est l'envers de son expression. Et la transe trouve sa puissance en passant outre cette condition-frontière, en invitant la mémoire cellulaire et généalogique à chevaucher la camarde (8). Chevaucher la mort est une image trouble qui peut évoquer des cavaliers menaçants et non la foulée de chevaux libres, mais elle souvient ici l'accélération, les battements du coeur mêlés au roulement des sabots sur la terre, le sang qui y jaillit et maintient notre conscience. La rapidité extrême avec laquelle certains de nos organes trient, informent, transforment. L'immensité des parcours que poursuivent les cellules sanguines, durant souvent plus d'une centaine de jours avant leur renouvellement. La vie même est en permanence reliée à la mort cellulaire, "réduisant son entropie interne aux dépends de substances ou d'énergie libre, qu'elle absorbe de l'environnement et qu'elle rejette sous forme dégradée." (7) La vie et son mouvement sont tellement dépendants de ce tri naturel, qu'elles en éloignent la tragédie ou qu'elles célèbrent son quotidien. Avant que les hommes utilisent le langage et nomme le concept de la mort, celle-ci est intégrée au cycle du vivant et au mouvement de notre esprit.
État Altéré de Conscience
L'E.M.D (État Modifié de Conscience) ou l'état altéré de conscience est un déplacement de notre esprit dans d'autres dimensions. Dès que l'esprit est sollicité, le corps l'est, selon les mêmes complémentarités que les catégories philosophiques du Yin et du Yang (9). La transe active différents mouvements physiques dans le cerveau, excitant ou inhibant, de manière inhabituelle ou rare, le temps d'activité des neuromédiateurs (la sérotonine, l'endorphine, la dopamine, l'adrénaline...), qui sont les messagers chimiques de nos émotions à l'intérieur de nos neurones, se rencontrant et jouissant du confort des synapses. L'activité électrique est elle aussi altérée. On distingue deux ondes souvent présentes lors de ces états, les ondes Theta (entre 4,5 et 8 Hz) et les ondes Delta (jusqu'à 4 Hz) qui sont plutôt amples et lentes, surtout produites lors du sommeil et des rêves. Enfin l'on sait que la synchronicité neuronale provoque un effet d'extase sensoriel sur son heureux élu. On peut dire que celui-ci vit un état altéré de conscience. Tous les neurones convergent en une composition chorale d'impulsions rythmiques. La musique et la danse ne sont pas là des métaphores puisque ces notes et ces mouvements entrent en unisson et en résonance avec la mémoire, car ils puisent soudain à la même fréquence. C'est par la résonance que nous rappelons les souvenirs à la mémoire. "Nous pensons à un événement passé, et par résonance, les souvenirs associés vont revenir eux aussi. La synchronicité joue donc un rôle essentiel dans les fonctions mentales de traitement et d'organisation de l'information. Les performances d'un cerveau dans le traitement de l'information seront d'autant plus grandes que les neurones de ce cerveau seront bien synchronisés. L'une des fonctions du sommeil pourrait être de rétablir cette synchronisation. Une pensée unifiée permet aussi aux neurones de mieux se synchroniser... Lorsque nous sommes "un", lorsque toutes les parties de nous-mêmes vibrent à l'unisson, nous renforçons la synchronisation neuronale."
Ce qu'il nous est donné de vivre physiquement dans ces moments peut nous synchroniser à des étapes ancestrales de notre évolution animale, et donc nous mettre en relation aux autres espèces vivantes sur cette planète, de manière insoupçonnée. C'est là que la danse, et particulièrement les pratiques somatiques contemporaines, apportent leurs réponses, ouvrant un dialogue foisonnant avec les techniques archaïques de l'extase. Certaines crêtes osseuses, pour peu qu'elles soient stimulées et entraînées, appellent littéralement leur membres animales fantômes. Le coccyx peut créer une jonction sensorielle avec la queue de l'ancêtre primate, et pourquoi pas de son ancêtre reptilien, les omoplates peuvent déployer un axe aérien propre à secouer des ailes d'oiseaux, ou celles d'ancêtres théropodes, encore plus spectraux. Un grand nombre de tissus musculaires et de formes osseuses portent ainsi la marque du temps, à différents niveaux du corps humain. D'une autre manière et à titre d'exemple, la datation au carbone 14 permet aux archéologues, aux paléonto-biologistes (...), de retracer le carbone organique chez d'anciennes espèces vivantes. Les praticiens somatiques et les pédagogues de l'improvisation approchent, par d'autres voix, parfois semble-t-elles plus douces, cet intérêt pour une intégration personnelle plus profonde, plus originelle de notre histoire et de nos spiritualités propres. La santé en est un axe, l'art en est un autre. Les états traversés lors de ces pratiques, induisent à maintes reprises, des similitudes avec les états altérés de conscience. La vision de formes auriques en mouvement autour des individus, la sensation de plénitude charnelle, l'impression de perte de contrôle de son corps ou qu'il est guidé par une autre force, la réminiscence allégorique d'un traumatisme, les effets de synchronicité et de télépathie, la rencontre avec une animalité qui semble familière ... sont les premiers souvenirs qui me viennent parmi les centaines de témoignages entendus à la fin d'un trek danse ou d'un stage pris chez un-e camarade.
Tout ceci pourrait sembler spectaculaire, si ce n'était pas éclairé par une autre lumière, plus effacé mais tout aussi présente, celle d'une aube où les hommes dansaient leurs idées, accompagnant de sons leurs échanges, leurs combats et leurs amours. Comme avant le langage des mots humains, il y eut des danses de séduction et d'intimidation. Dans quel état émotif ont-elles été produites ? Ce désir d'aller vers l'autre, pour se communiquer l'un à l'autre son existence, il est aussi un désir d'union, perdu et retrouvé dans l'infini de sa représentation. Il donne à son interprète une partition à réussir et à singulariser pour se détacher en tant que vainqueur. Celui-ci cherche à hisser ses prouesses hors de la norme, à partir de repères qu' ont créés les activités communes. Le désir d'aimer et d'être aimé en retour confère une gamme d'émotions et de plaisirs qu'il souhaite connaître plus souvent, s'associant à un mouvement naturel beaucoup plus grand que lui. Ayant connu, par la fusion des corps, une altération de sa propre conscience, il sait mieux désormais emprunter les chemins de l'empathie, s'extraire de sa vision fantasmée du monde, pour en côtoyer une autre. La danse, elle-même, retrace en permanence ce trajet originel de l'accouplement. Quand on n'a pas de codes ou de sensations suffisamment précises en tant que spectateur et qu'il y a duo, trio ou choeur, l'oeil redessine pour nous un scénario universel sur ces êtres, constitués de la même chaire que nous, qui se frôlent, s'accrochent, s'unissent et se désunissent.
L'IMPROVISATION
L'art pauvre
L'espèce humaine se trouve aujourd'hui confrontée à sa plus grande épreuve, celle de l'extinction de son espèce, et ce, de par sa responsabilité. Si elle a su présidé à son destin, en domestiquant une partie du sol, des eaux, des airs et des autres espèces, quitte à les asservir, en se sortant d'une situation peu avantageuse dans la chaine alimentaire, la violence de sa réponse était-elle bien à la mesure de ce que lui ont infligé ses prédateurs passés ? Il s'agit là sans doute du paradigme psycho-historique le plus complexe à dénouer pour espérer en un quelconque futur viable, à partager sur notre planète. Je ne sais pas encore si cette écriture sur "Une autre danse" sera en mesure d'y participer, même si elle a le mérite d'essayer de le formuler.
Le Sapiens, mâle et dominant, s'est offert le luxe du confort et du sommeil protégé, du divertissement, de l'art et de la science, et, a ainsi découvert le délice de tous ces avantages. Mais il semble avoir développé en même temps une maladie aujourd'hui incurable, qui est celle de la possession. Et si cette maladie l'entraîne vers sa chute, c'est qu'il en est complètement dépendant. " L'amour de posséder est une maladie. Ce peuple a fait des lois que les riches peuvent briser, mais pas les pauvres. Ils prélèvent des taxes sur les pauvres et les faibles pour entretenir les riches qui gouvernent. Ils revendiquent, pour eux seuls, notre mère à tous, la terre." (10) L'homme est dévoré par son avoir, et par le désir d'en avoir encore plus. La plupart des systèmes de productions d'avoir sont aujourd'hui responsables de la destruction massive des hommes et de son environnement. De grandes industries ont servi la montée au pouvoir des totalitarismes à des fins économiques. C'est aujourd'hui ce qu'il se passe à toutes les échelles de conflits et d'exploitations des ressources. Des marionnettes obéissent à des clans financiers et à leurs seigneurs de guerre. Mais le vers dans le fruit, s'il est réduit à l'échelle de l'être, expose un symptôme très logique et facilement admissible. L'homme, qui croit se soigner en possédant, cherche à étancher sa soif, à combler un manque, là où il ne trouvera pas l'eau qu'il désire. Il voudrait plus encore, et il fait tout ce qu'il a en son pouvoir, pour posséder cet oasis en plein désert. Que l'homme qui veut avoir plus et ne se suffit pas à être lui-même nous rappelle à la sagesse orientale soufi, qui voit dans le palais ou le taudis une égalité de matières. Sagesse qui portait si haut les conséquences psychiques de la danse. Or l'une des vertus de la danse improvisation est l'exercice du vivant, de jouer avec. La danse est une discipline récemment définie comme une des catégories de l'art, mais celle-ci, malgré sa relative discrétion dans l'histoire de l'art, peut en revanche se distinguer des autres par une qualité unique, liée à son économie de moyen. Son existence ne repose que sur le corps, sa présence et les qualités intrinsèques à ses mouvements. Elle n'a donc pas besoin de matières et d'instruments, ni d'autres substituts comme d'une musique, d'un décor ou d'un costume, pour être identifiée comme de la danse. Ses critères qualitatifs reviendront toujours à l'être, à sa présence et à ses actes. Sa matière première est si proche de nous, à l'intérieur et à sa surface, si liée à notre nature, pulsative, changeante et interdépendante. Même si une partition ou un rituel chorégraphique est appris, l'interprète est toujours soumis à son humeur, ses émotions et les vibrations alentours. La spécificité gracile, directionnelle, relationnelle est inextricablement imbriquée aux présences des actions vécues. Être, écouter, recevoir, laisser.
Contrôle et "lâcher-prise"
Un des malentendus les plus persistants qui porte encore aujourd'hui ombrage à la danse-improvisation, est un à priori qui consigne ce savoir-faire au "lâcher-prise". Or cette confusion sur l'activité improvisatoire peut révéler aux improvisateurs un aspect nodal de leur pratique en leur permettant d'essayer de le clarifier. Si l'on part de cette idée simple de "lâcher-prise" et qu'on la considère pour ce qu'elle est, on obtient la caricature qui suit : improviser c'est de bouger n'importe comment, et s'agiter dans tous les sens. C'est en soi un exercice possible, que l'on pourrait affilier au "shaking", qui se fait plutôt sur place et qui invite à secouer sa masse corporelle, pendant parfois plus de trente minutes, afin de ressentir, par la suite et dans la même position, la réorganisation de sa structure et de son organisme. Cela pourrait être aussi une partition transmise à l'oral, proposant l'exploration d'un rythme maintenu (ou jusqu'à épuisement), sur une énergie assez haute, pendant laquelle l'improvisateur se défoulerait. Ces deux modalités d'expression ne sont que deux accointances, possibles et minimes, mais celles-ci perdues dans le champ infiniment plus vaste de l'improvisation. Elles font partie d'un paysage beaucoup plus luxuriant et beaucoup plus escarpé encore, d'un paysage profondément microscopique où la lumière fait scintiller les champs tégumentaires, où la nuit se couche sur de grands poils vénérables, tels des arbres volants sur des jambes et des bras immenses. Mais avant d'avancer plus encore dans ces bois holistes, gardons encore avec nous ce présupposé de "lâcher-prise" pour aborder une question centrale, qui est celle du contrôle. Si l'on considère l'acte d'improviser de manière neutre, les conditions de son exercice sont prédominantes. L'état du corps, son être au monde, à ce moment T, est à mon avis l'intérêt premier du développement improvisatoire. La disposition de notre esprit à connaître cet état en est le préambule indispensable. L'un des autres prérequis ou exercices que propose l'improvisation est la conscience du corps comme d'un seul esprit, que la tête ne soit plus le siège de la pensée mais que toutes les cellules participent de son histoire et de son écriture. Or nous ne cessons de comprendre et de découvrir que les mouvements entropiques et régénérants de notre organisme font un extraordinaire dialogue entre l'appareillage cybernétique du vivant et notre pouvoir d'entendement et d'action. Double disposition donc : sentir l'unicité et la communion de notre véhicule et percevoir la pluralité des vases communicants, des équilibrages et des secteurs biologiques indépendants de notre volonté. Le corps danse sans nous; l'orchestration neurologique, le travail organique, le tri mémoriel, le désir sexuel, la mort cellulaire chorégraphient nos déplacements et nos mouvements internes.
Le contrôle du corps et de son énergie apparaissent souvent comme des aptitudes magiques, comme des marques de pouvoir. L'apparence de cette maîtrise est tout autant recherchée d'ailleurs, et ce, notamment par le pouvoir esthétique qu'elle obtient. Jeunesse, santé, sexualité en sont les vertus fonctionnelles particulièrement efficaces pour capter le regard reproducteur. L'homme est par ailleurs une excellente machine économique si on le met dans cette fonctionnalité. Le capitalisme, qui est l'extension universelle de la mesure (11), le chiffrage constant comme argument dominant la parole politique et la médiasphère, le calcul et la spéculation de nos rapports humains, toutes les énergies biologiques et génétiques, à exploiter et à rentabiliser, sont des captations de la notion de contrôle. Asservir, discipliner ou maîtriser son énergie corporelle est un signe de pouvoir autant que celui d'une sagesse. C'est le cas du fait religieux, mais tout aussi de l'histoire des spiritualités. Le sadhu qui s'inflige le bras ou la jambe levée sur plusieurs années, la méditation du moine, le pèlerinage du pénitent, le voyage du psychonaute favorisent son adepte à une connaissance plus précise de ses cycles, de ses potentiels et de ses défenses. Il est question pour lui de se familiariser avec la nature des entités qui le déforme et le déploie. Comment le font-elles ? Le dansant est un radar très adapté aux principes du sensible, en faisant confiance aux évènements les plus petits, considérés comme quotidiens ou dérisoires, tels la température, le poids, le ciel et la terre... Il est lui aussi très attentif à sa formation biologique, à la rencontre de l'inconnu mais avec des outils différents. Les ancêtres, les géants et les étoiles qui le constituent peuvent à tout moment se manifester dans son activité. Aussi, vaut-il mieux pour lui, tout comme pour la sorcière ou le shaman, se présenter comme conscient des gestes et des conséquences. Plus l'exercice et le savoir bio-intime seront affûtés, intéressés par les causes et les particularismes du dansant, plus sera-t-il lâcher-prise sur des zones choisies, sur un temps défini. Le "lâcher-prise" devient processus d'écoute, de guet, de patience. Là où l'improvisation dansée semble hystériser notre rapport aux autres et donc avec le monde, elle a l'extraordinaire capacité d'être, à l'inverse, un observatoire des modes de relation humaines, animales, végétales et élémentaires.
Alfred Kubin
Dans la transe, ce n'est donc pas la mort qui intervient directement mais l'intégration physique de sa loi. C'est la conscience incarnée de la faillabilité, de la légèreté de notre mécanique en un diagnostique très précis de son propre rythme, et par ailleurs d'une toute autre dimension du temps, englobant une constante génération de formes. Le participant devient son propre patient lorsqu'il est saisi par la transe. Son corps est sollicité par des diètes, des vomissements, des épilepsies, des danses, des glossolalies, des crises émotionnelles allant du rire aux larmes, ou inversement. Il est secoué par la sollicitation continue de la vision de ses fonctions cellulaires et de leur relation avec des atomes extérieurs à ses visions. Ces atomes prennent la forme d'entités différentes avec lesquelles il peut entretenir un dialogue ou interagir avec elles. Une majeure partie de l'enseignement demeure crypté car il est seul compris par son initié ou ses interlocuteurs. Il en va ainsi pour le mourant qui se retire du monde, avec la vision et la perception qu'il en a eu. C'est aussi pour cela que tant de sociétés religieuses offrent leur attention aux morts et aux dieux par des objets et des coupoles, un réceptacle de pensées et de méditations pour les récents et les anciens, pour les proches et les lointains. Les offrandes sont là pour offrir à manger et à respirer aux morts. L'alcool pour bénir, le parfum vaporisé par la bouche et le chant du maître de cérémonie offre accès à la production de ses propres visions, les contrôle en excitant des scènes de théâtre psychique ou en ramenant les voyageurs par des berceuses. Toute transe connaît sa descente mais aucune sincère avec soi-même ne connaît de psychodrame car le voyage est gobale, immense et minuscule. Il n'y aucune possibilité d'en échapper, on y apprend à perdre tous les repères spatio-temporelles et à faire exploser toutes les frontières de la perception. Le prétendant doit accepter de défaire toute connaissance, tout repère, toute force, toute énergie, tout intellect, toute construction mentale qui lui permet de naviguer normalement et quotidiennement dans le réel construit par les successions de consciences humaines.
Ce "mourir à soi" est aussi reconnaître sa participation à la vie. Redonner son corps au sol comme nourriture et fertilisant, prendre en compte la chaîne qui nous a uni et qui maintenant nous délie. Savoir que ce qui nous tenait compact et maintenu dans notre corps relève d'une force dont nous ne sommes pas maîtres. Que l'humain est un projet de modification, étrange ramure parmi les autres. Son conglomérat de cellules, mourantes et vivantes, est une configuration bien plus poreuse et plus aérée que la pierre ou le bois. L'union des matières minérales est plus ramassée, plus intense. Celle du bois plus charnue et plus robuste. La nôtre, si douce, si fragile, fait passer plus d'espace. Nos pores, larges creusées, s'ouvrent et se rétractent, laissant les vibrations et le liquide traverser l'interface de notre peau. Nous gardons, de cette création finalement assez récente, comparativement à toutes les espèces qui ont peuplé la terre, une subtile immaturité, la peau glabre telle que sur le batracien Axolotl (6), pris par Giorgio Agamben ou René Daumal comme une métaphore de notre actuelle incapacité néoténique à devenir adulte. Suite à nos ancêtres les grands singes des arbres, nous avons fait ce choix singulier, tout en privilégiant confort et sécurité, de préserver cette aptitude délicate à la fragilité. Puis nous avons obtenu comme renfort et protection, pour nous adapter à un environnement plat, une position sur deux pieds. Aujourd'hui "nous nous tenons debout - après un peu de pratique - sur un bateau qui tangue parce que nous possédons une série de cellules nerveuses sensorielles, enfouies dans nos muscles, sous notre peau et dans nos articulations. La fonction de ces capteurs consistent à dispenser au cerveau un flux constant d'informations relatives aux mouvements et à la position dans l'espace des diverses parties de notre corps, ainsi que les forces environnementales agissant sur celles-ci. Nous disposons en outre d'une paire d'organes d'équilibre associées aux oreilles qui oeuvrent comme des niveaux à eau, chacun ayant une bulle se déplaçant dans un milieu fluide pour enregistrer toute modification de position de la tête; nous avons enfin nos yeux pour observer l'horizon et nous renseigner sur le type de relation que nous nous entretenons avec lui. Toutes ces informations sont traitées par le cerveau, en général à un niveau inconscient, et sont aussitôt comparées à la position que nous adoptons consciemment."(7)
La transe est un des outils d'exploration qui nous permet de traverser les portes de ces perceptions, de "préhendre" ce qui est inné, de vivre, de danser et de jouer ces transferts, de l'infiniment petit à l'infiniment grand, et ceci plus rapidement encore que par la pensée. La danse, comme acte gratuit et abstrait, est comme l'activité inverse de la mort. L'essence vitale y est la plus manifeste. Le mouvement s'oppose à l'inertie de la chose morte. Ce face à face, ce combat devient victoire et célébration parce qu'elle est l'envers de son expression. Et la transe trouve sa puissance en passant outre cette condition-frontière, en invitant la mémoire cellulaire et généalogique à chevaucher la camarde (8). Chevaucher la mort est une image trouble qui peut évoquer des cavaliers menaçants et non la foulée de chevaux libres, mais elle souvient ici l'accélération, les battements du coeur mêlés au roulement des sabots sur la terre, le sang qui y jaillit et maintient notre conscience. La rapidité extrême avec laquelle certains de nos organes trient, informent, transforment. L'immensité des parcours que poursuivent les cellules sanguines, durant souvent plus d'une centaine de jours avant leur renouvellement. La vie même est en permanence reliée à la mort cellulaire, "réduisant son entropie interne aux dépends de substances ou d'énergie libre, qu'elle absorbe de l'environnement et qu'elle rejette sous forme dégradée." (7) La vie et son mouvement sont tellement dépendants de ce tri naturel, qu'elles en éloignent la tragédie ou qu'elles célèbrent son quotidien. Avant que les hommes utilisent le langage et nomme le concept de la mort, celle-ci est intégrée au cycle du vivant et au mouvement de notre esprit.
État Altéré de Conscience
L'E.M.D (État Modifié de Conscience) ou l'état altéré de conscience est un déplacement de notre esprit dans d'autres dimensions. Dès que l'esprit est sollicité, le corps l'est, selon les mêmes complémentarités que les catégories philosophiques du Yin et du Yang (9). La transe active différents mouvements physiques dans le cerveau, excitant ou inhibant, de manière inhabituelle ou rare, le temps d'activité des neuromédiateurs (la sérotonine, l'endorphine, la dopamine, l'adrénaline...), qui sont les messagers chimiques de nos émotions à l'intérieur de nos neurones, se rencontrant et jouissant du confort des synapses. L'activité électrique est elle aussi altérée. On distingue deux ondes souvent présentes lors de ces états, les ondes Theta (entre 4,5 et 8 Hz) et les ondes Delta (jusqu'à 4 Hz) qui sont plutôt amples et lentes, surtout produites lors du sommeil et des rêves. Enfin l'on sait que la synchronicité neuronale provoque un effet d'extase sensoriel sur son heureux élu. On peut dire que celui-ci vit un état altéré de conscience. Tous les neurones convergent en une composition chorale d'impulsions rythmiques. La musique et la danse ne sont pas là des métaphores puisque ces notes et ces mouvements entrent en unisson et en résonance avec la mémoire, car ils puisent soudain à la même fréquence. C'est par la résonance que nous rappelons les souvenirs à la mémoire. "Nous pensons à un événement passé, et par résonance, les souvenirs associés vont revenir eux aussi. La synchronicité joue donc un rôle essentiel dans les fonctions mentales de traitement et d'organisation de l'information. Les performances d'un cerveau dans le traitement de l'information seront d'autant plus grandes que les neurones de ce cerveau seront bien synchronisés. L'une des fonctions du sommeil pourrait être de rétablir cette synchronisation. Une pensée unifiée permet aussi aux neurones de mieux se synchroniser... Lorsque nous sommes "un", lorsque toutes les parties de nous-mêmes vibrent à l'unisson, nous renforçons la synchronisation neuronale."
Ce qu'il nous est donné de vivre physiquement dans ces moments peut nous synchroniser à des étapes ancestrales de notre évolution animale, et donc nous mettre en relation aux autres espèces vivantes sur cette planète, de manière insoupçonnée. C'est là que la danse, et particulièrement les pratiques somatiques contemporaines, apportent leurs réponses, ouvrant un dialogue foisonnant avec les techniques archaïques de l'extase. Certaines crêtes osseuses, pour peu qu'elles soient stimulées et entraînées, appellent littéralement leur membres animales fantômes. Le coccyx peut créer une jonction sensorielle avec la queue de l'ancêtre primate, et pourquoi pas de son ancêtre reptilien, les omoplates peuvent déployer un axe aérien propre à secouer des ailes d'oiseaux, ou celles d'ancêtres théropodes, encore plus spectraux. Un grand nombre de tissus musculaires et de formes osseuses portent ainsi la marque du temps, à différents niveaux du corps humain. D'une autre manière et à titre d'exemple, la datation au carbone 14 permet aux archéologues, aux paléonto-biologistes (...), de retracer le carbone organique chez d'anciennes espèces vivantes. Les praticiens somatiques et les pédagogues de l'improvisation approchent, par d'autres voix, parfois semble-t-elles plus douces, cet intérêt pour une intégration personnelle plus profonde, plus originelle de notre histoire et de nos spiritualités propres. La santé en est un axe, l'art en est un autre. Les états traversés lors de ces pratiques, induisent à maintes reprises, des similitudes avec les états altérés de conscience. La vision de formes auriques en mouvement autour des individus, la sensation de plénitude charnelle, l'impression de perte de contrôle de son corps ou qu'il est guidé par une autre force, la réminiscence allégorique d'un traumatisme, les effets de synchronicité et de télépathie, la rencontre avec une animalité qui semble familière ... sont les premiers souvenirs qui me viennent parmi les centaines de témoignages entendus à la fin d'un trek danse ou d'un stage pris chez un-e camarade.
Tout ceci pourrait sembler spectaculaire, si ce n'était pas éclairé par une autre lumière, plus effacé mais tout aussi présente, celle d'une aube où les hommes dansaient leurs idées, accompagnant de sons leurs échanges, leurs combats et leurs amours. Comme avant le langage des mots humains, il y eut des danses de séduction et d'intimidation. Dans quel état émotif ont-elles été produites ? Ce désir d'aller vers l'autre, pour se communiquer l'un à l'autre son existence, il est aussi un désir d'union, perdu et retrouvé dans l'infini de sa représentation. Il donne à son interprète une partition à réussir et à singulariser pour se détacher en tant que vainqueur. Celui-ci cherche à hisser ses prouesses hors de la norme, à partir de repères qu' ont créés les activités communes. Le désir d'aimer et d'être aimé en retour confère une gamme d'émotions et de plaisirs qu'il souhaite connaître plus souvent, s'associant à un mouvement naturel beaucoup plus grand que lui. Ayant connu, par la fusion des corps, une altération de sa propre conscience, il sait mieux désormais emprunter les chemins de l'empathie, s'extraire de sa vision fantasmée du monde, pour en côtoyer une autre. La danse, elle-même, retrace en permanence ce trajet originel de l'accouplement. Quand on n'a pas de codes ou de sensations suffisamment précises en tant que spectateur et qu'il y a duo, trio ou choeur, l'oeil redessine pour nous un scénario universel sur ces êtres, constitués de la même chaire que nous, qui se frôlent, s'accrochent, s'unissent et se désunissent.
L'IMPROVISATION
L'art pauvre
L'espèce humaine se trouve aujourd'hui confrontée à sa plus grande épreuve, celle de l'extinction de son espèce, et ce, de par sa responsabilité. Si elle a su présidé à son destin, en domestiquant une partie du sol, des eaux, des airs et des autres espèces, quitte à les asservir, en se sortant d'une situation peu avantageuse dans la chaine alimentaire, la violence de sa réponse était-elle bien à la mesure de ce que lui ont infligé ses prédateurs passés ? Il s'agit là sans doute du paradigme psycho-historique le plus complexe à dénouer pour espérer en un quelconque futur viable, à partager sur notre planète. Je ne sais pas encore si cette écriture sur "Une autre danse" sera en mesure d'y participer, même si elle a le mérite d'essayer de le formuler.
Le Sapiens, mâle et dominant, s'est offert le luxe du confort et du sommeil protégé, du divertissement, de l'art et de la science, et, a ainsi découvert le délice de tous ces avantages. Mais il semble avoir développé en même temps une maladie aujourd'hui incurable, qui est celle de la possession. Et si cette maladie l'entraîne vers sa chute, c'est qu'il en est complètement dépendant. " L'amour de posséder est une maladie. Ce peuple a fait des lois que les riches peuvent briser, mais pas les pauvres. Ils prélèvent des taxes sur les pauvres et les faibles pour entretenir les riches qui gouvernent. Ils revendiquent, pour eux seuls, notre mère à tous, la terre." (10) L'homme est dévoré par son avoir, et par le désir d'en avoir encore plus. La plupart des systèmes de productions d'avoir sont aujourd'hui responsables de la destruction massive des hommes et de son environnement. De grandes industries ont servi la montée au pouvoir des totalitarismes à des fins économiques. C'est aujourd'hui ce qu'il se passe à toutes les échelles de conflits et d'exploitations des ressources. Des marionnettes obéissent à des clans financiers et à leurs seigneurs de guerre. Mais le vers dans le fruit, s'il est réduit à l'échelle de l'être, expose un symptôme très logique et facilement admissible. L'homme, qui croit se soigner en possédant, cherche à étancher sa soif, à combler un manque, là où il ne trouvera pas l'eau qu'il désire. Il voudrait plus encore, et il fait tout ce qu'il a en son pouvoir, pour posséder cet oasis en plein désert. Que l'homme qui veut avoir plus et ne se suffit pas à être lui-même nous rappelle à la sagesse orientale soufi, qui voit dans le palais ou le taudis une égalité de matières. Sagesse qui portait si haut les conséquences psychiques de la danse. Or l'une des vertus de la danse improvisation est l'exercice du vivant, de jouer avec. La danse est une discipline récemment définie comme une des catégories de l'art, mais celle-ci, malgré sa relative discrétion dans l'histoire de l'art, peut en revanche se distinguer des autres par une qualité unique, liée à son économie de moyen. Son existence ne repose que sur le corps, sa présence et les qualités intrinsèques à ses mouvements. Elle n'a donc pas besoin de matières et d'instruments, ni d'autres substituts comme d'une musique, d'un décor ou d'un costume, pour être identifiée comme de la danse. Ses critères qualitatifs reviendront toujours à l'être, à sa présence et à ses actes. Sa matière première est si proche de nous, à l'intérieur et à sa surface, si liée à notre nature, pulsative, changeante et interdépendante. Même si une partition ou un rituel chorégraphique est appris, l'interprète est toujours soumis à son humeur, ses émotions et les vibrations alentours. La spécificité gracile, directionnelle, relationnelle est inextricablement imbriquée aux présences des actions vécues. Être, écouter, recevoir, laisser.
Contrôle et "lâcher-prise"
Un des malentendus les plus persistants qui porte encore aujourd'hui ombrage à la danse-improvisation, est un à priori qui consigne ce savoir-faire au "lâcher-prise". Or cette confusion sur l'activité improvisatoire peut révéler aux improvisateurs un aspect nodal de leur pratique en leur permettant d'essayer de le clarifier. Si l'on part de cette idée simple de "lâcher-prise" et qu'on la considère pour ce qu'elle est, on obtient la caricature qui suit : improviser c'est de bouger n'importe comment, et s'agiter dans tous les sens. C'est en soi un exercice possible, que l'on pourrait affilier au "shaking", qui se fait plutôt sur place et qui invite à secouer sa masse corporelle, pendant parfois plus de trente minutes, afin de ressentir, par la suite et dans la même position, la réorganisation de sa structure et de son organisme. Cela pourrait être aussi une partition transmise à l'oral, proposant l'exploration d'un rythme maintenu (ou jusqu'à épuisement), sur une énergie assez haute, pendant laquelle l'improvisateur se défoulerait. Ces deux modalités d'expression ne sont que deux accointances, possibles et minimes, mais celles-ci perdues dans le champ infiniment plus vaste de l'improvisation. Elles font partie d'un paysage beaucoup plus luxuriant et beaucoup plus escarpé encore, d'un paysage profondément microscopique où la lumière fait scintiller les champs tégumentaires, où la nuit se couche sur de grands poils vénérables, tels des arbres volants sur des jambes et des bras immenses. Mais avant d'avancer plus encore dans ces bois holistes, gardons encore avec nous ce présupposé de "lâcher-prise" pour aborder une question centrale, qui est celle du contrôle. Si l'on considère l'acte d'improviser de manière neutre, les conditions de son exercice sont prédominantes. L'état du corps, son être au monde, à ce moment T, est à mon avis l'intérêt premier du développement improvisatoire. La disposition de notre esprit à connaître cet état en est le préambule indispensable. L'un des autres prérequis ou exercices que propose l'improvisation est la conscience du corps comme d'un seul esprit, que la tête ne soit plus le siège de la pensée mais que toutes les cellules participent de son histoire et de son écriture. Or nous ne cessons de comprendre et de découvrir que les mouvements entropiques et régénérants de notre organisme font un extraordinaire dialogue entre l'appareillage cybernétique du vivant et notre pouvoir d'entendement et d'action. Double disposition donc : sentir l'unicité et la communion de notre véhicule et percevoir la pluralité des vases communicants, des équilibrages et des secteurs biologiques indépendants de notre volonté. Le corps danse sans nous; l'orchestration neurologique, le travail organique, le tri mémoriel, le désir sexuel, la mort cellulaire chorégraphient nos déplacements et nos mouvements internes.
Le contrôle du corps et de son énergie apparaissent souvent comme des aptitudes magiques, comme des marques de pouvoir. L'apparence de cette maîtrise est tout autant recherchée d'ailleurs, et ce, notamment par le pouvoir esthétique qu'elle obtient. Jeunesse, santé, sexualité en sont les vertus fonctionnelles particulièrement efficaces pour capter le regard reproducteur. L'homme est par ailleurs une excellente machine économique si on le met dans cette fonctionnalité. Le capitalisme, qui est l'extension universelle de la mesure (11), le chiffrage constant comme argument dominant la parole politique et la médiasphère, le calcul et la spéculation de nos rapports humains, toutes les énergies biologiques et génétiques, à exploiter et à rentabiliser, sont des captations de la notion de contrôle. Asservir, discipliner ou maîtriser son énergie corporelle est un signe de pouvoir autant que celui d'une sagesse. C'est le cas du fait religieux, mais tout aussi de l'histoire des spiritualités. Le sadhu qui s'inflige le bras ou la jambe levée sur plusieurs années, la méditation du moine, le pèlerinage du pénitent, le voyage du psychonaute favorisent son adepte à une connaissance plus précise de ses cycles, de ses potentiels et de ses défenses. Il est question pour lui de se familiariser avec la nature des entités qui le déforme et le déploie. Comment le font-elles ? Le dansant est un radar très adapté aux principes du sensible, en faisant confiance aux évènements les plus petits, considérés comme quotidiens ou dérisoires, tels la température, le poids, le ciel et la terre... Il est lui aussi très attentif à sa formation biologique, à la rencontre de l'inconnu mais avec des outils différents. Les ancêtres, les géants et les étoiles qui le constituent peuvent à tout moment se manifester dans son activité. Aussi, vaut-il mieux pour lui, tout comme pour la sorcière ou le shaman, se présenter comme conscient des gestes et des conséquences. Plus l'exercice et le savoir bio-intime seront affûtés, intéressés par les causes et les particularismes du dansant, plus sera-t-il lâcher-prise sur des zones choisies, sur un temps défini. Le "lâcher-prise" devient processus d'écoute, de guet, de patience. Là où l'improvisation dansée semble hystériser notre rapport aux autres et donc avec le monde, elle a l'extraordinaire capacité d'être, à l'inverse, un observatoire des modes de relation humaines, animales, végétales et élémentaires.
Certains détails de l'imaginaire occidental collectif, que les états religieux ont combattu et relégué au lot des croyances populaires, peuvent recouvrir un apprentissage biopolitique plus singulier qu'il n'y paraît. Je prendrai pour l'occasion deux exemples, liés tout deux à la sexualité et au pouvoir, l'un masculin et l'autre féminin. En effet, le bâton du sorcier ou sa baguette magique peut-être aisément comparé à l'organe sexuel. Ainsi, le transfert de sa sexualité dans un objet de pouvoir magique, au bout duquel l'énergie peut se contenir ou se libérer, marque son détenteur d'une aura de sagesse. Celle-ci est souvent représentée et augmentée par un homme âgé au chapeau pointu, aux cheveux longs, à la longue barbe blanche et à la non moins longue robe, qui pourrait tout autant le neutraliser que le dégénitaliser. Puis-je alors avancer que le savoir corporel requis est la confusion et le mélange des 2 genres identifiés (masculin et féminin) les plus dominants et les plus reconnus de l'époque, par le revêtement de cette uniforme et par une certaine distanciation symbolique de son attribut en bois. Quant au balai de la sorcière, longtemps considéré comme le véhicule magique sur lequel, la femme, initiée aux formules, aux potions et à l'incantation diabolique, peut se déplacer lors du sabbat, il pourrait aussi avoir un tout autre rôle, connu sous le nom du baume des sorcières. Celui-ci, mélange resté secret fait à à base d'amanite, était enduit sur le manche pour être introduit dans le vagin pour atteindre les muqueuses, ayant ainsi une relation plus intense et plus direct avec l'initié. Ces techniques d'extase psychotropes auraient pu aussi être utilisées par des voies annales lors de rituels cathares. (12) De manière différente, il est question de présenter à travers ces deux exemples une initiation, du contrôle et du lâcher-prise, liée aux pouvoirs de l'énergie sexuelle, extrême